I
1.— Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non. De nous, dépendent la pensée, l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, tout ce en quoi c'est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pas nous qui agissons.
3.— Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t'est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ; tu en voudras aux hommes comme aux dieux ; mais si tu ne juges tien que ce qui l'est vraiment — et tout le reste étranger —, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t'en prendras à personne, n'accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n'auras pas d'ennemi puisqu'on ne t'obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.
III
Pour tout objet qui t'attire, te sert ou te plaît, représente-toi bien ce qu'il est, en commençant par les choses les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi : « J'aime un pot de terre. » S'il se casse, tu n'en feras pas une maladie. En serrant dans tes bras ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J'embrasse un être humain. » S'ils viennent à mourir, tu n'en seras pas autrement bouleversé.
VI
Ne te monte jamais la tête pour une chose où ton mérite n'est pas en cause. Passe encore que ton cheval se monte la tête en disant : « Je suis beau » ; mais que toi, tu sois fier de dire : « J'ai un beau cheval » ! Rends-toi compte que ce qui t'excite c'est le mérite de ton cheval ! Qu'est-ce qui est vraiment à toi ? L'usage que tu fais de tes représentations ; toutes les fois qu'il est conforme à la nature, tu peux être fier de toi : pour le coup, ce dont tu seras fier viendra vraiment de toi.
VIII
N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux.
IX
La maladie est une gêne pour le corps ; pas pour la liberté de choisir, à moins qu'on ne l'abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l'esprit en toute occasion : tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi.
X
Devant tout ce qui t'arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On t'insulte ? Trouve la patience. En t'exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations.
XI
Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l'as perdu ; dis : « Je l'ai rendu. » Ton enfant est mort ? Tu l'as rendu. Ta femme est morte ? Tu l'as rendue. « On m'a pris mon champ ! » Eh bien, ton champ aussi, tu l'as rendu. « Mais c'est un scélérat qui me l'a pris ! » Que t'importe le moyen dont s'est servi, pour le reprendre, celui qui te l'avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d'une chose qui ne t'appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge.
XIII
Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures ; n'essaie jamais d'avoir l'air instruit. Si certains ont bonne opinion de toi, méfie-toi. Tu dois savoir qu'il n'est pas facile de suivre ce qu'enjoint la nature en s'attachant aux objets extérieurs : si tu poursuis l'un de ces objectifs, il est inévitable que tu négliges l'autre.
XIV
1.— Si tu souhaites que tes enfants, ta femme et tes amis soient éternels, tu es un fou, car c'est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi en dépende ; que ce qui n'est pas à toi t'appartienne. De même, si tu veux un serviteur sans défauts, tu es stupide, puisque tu voudrais que la médiocrité soit autre chose que ce qu'elle est. Mais si tu veux atteindre l'objet de tes désirs, tu le peux. Exerce-toi à ce qui est en ton pouvoir.
XVII
Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu'a choisie le metteur en scène : courte, s'il l'a voulue courte, longue, s'il l'a voulue longue. S'il te fait jouer le rôle d'un mendiant, joue-le de ton mieux ; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d'État ou un simple particulier. Le choix du rôle est l'affaire d'un autre.
XIX
1.— Tu peux être invaincu, si jamais tu n'engages de lutte où la victoire ne dépende pas de toi.
XXV
1.— Pour un festin, un discours, un conseil, on t'a préféré quelqu'un d'autre. Si ce sont des biens, réjouis-toi qu'ils lui échoient. Si ce sont des maux, ne te plains pas d'y avoir échappé ! D'ailleurs, souviens-toi aussi que si tu n'en fais pas autant que d'autres pour obtenir ce qui ne dépend pas de nous, tu ne peux pas t'attendre aux mêmes résultats qu'eux.
XXVII
De même que la marque n'est pas là pour faire rater la cible, de même il n'y a pas de place pour le mal dans l'ordre universel.
XXIX
1.— Pour tout ce que tu entreprends, examine les tenants et aboutissants avant de passer à l'action. Sans cela, tu seras d'abord plein de zèle, parce que tu ne penseras à rien de ce qui va s'ensuivre, et puis, dès que surgiront les difficultés, tu abandonneras lâchement la partie.
3.— Pense à tout cela et après, si tu en as encore envie, entre dans la carrière. Sinon, tu ne seras qu'un gamin qui joue tantôt aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt aux sonneurs de trompette, tantôt aux acteurs de tragédie. Un jour tu seras athlète, un autre gladiateur, un autre rhéteur, un autre philosophe, mais jamais tu ne seras rien à fond. Comme un singe, tu imiteras tout ce que tu vois, et tu choisiras tantôt une chose, tantôt l'autre. Car tu ne te seras pas mis à la tâche après réflexion, en ayant fait le tour de la question, mais au petit bonheur, poussé par une éphémère envie.
XXXI
3.— Car la nature fait que tout être vivant cherche à éviter et à fuir les événements qui lui semblent nuisibles, ainsi que les causes qui les déterminent, tandis qu'il accueille avec gratitude les événements conformes à son intérêt avec ce qui les cause. Il est donc impossible, quand on se croit lésé, d'être bien disposé envers l'auteur de ce tort supposé, tout comme on ne saurait se réjouir du dommage lui-même.
XXXIII
1.— A partir d'aujourd'hui, décide d'un style, d'un genre de vie que tu garderas aussi bien seul que devant les autres.
9.— Si l'on te rapporte qu'un tel a dit du mal de toi, ne cherche pas à te défendre de ses accusations, mais réponds simplement : « Je vois qu'il ne connaissait pas tous mes défauts, sinon il en aurait dit bien davantage ! »
XXXIV
Quand il te vient l'envie d'un plaisir, comme pour les autres sortes de représentations, prends garde de ne pas céder à sa violence : laisse reposer la chose et accorde-toi un délai, songe à ces deux instants : celui où tu goûteras le plaisir et celui où, après y avoir goûté, tu en auras le regret et t'insulteras toi-même tout bas. Oppose à cela la joie que tu éprouveras et les louanges que tu t'adresseras, si tu t'abstiens. Si tu trouves opportun de passer à l'acte, fais attention de ne pas succomber à la douceur agréable et séduisante de la chose. Imagine, pour y résister, combien précieuse est la conscience d'avoir remporté cette victoire-là.
XXXV
Lorsque tu en arrives à la conclusion qu'il faut faire une chose, fais-la, et ne cherche pas à t'en cacher même si les gens risquent d'en penser du mal. Car ou bien tu as tort d'agir ainsi, et il ne fallait pas le faire, ou bien tu as raison, et tu n'as pas à craindre les reproches injustifiés.
XXXVII
Si tu te lances dans une entreprise qui dépasse tes forces, non seulement tu te conduis comme un idiot, mais tu négliges d'accomplir ce qui était dans tes possibilités.
XXXVIII
Tout comme tu fais attention, en te promenant, à ne pas marcher sur un clou et à ne pas te tordre la cheville, fais attention aussi à ne pas faire de mal à ce qui dirige ton âme. En gardant cette nécessité à l'esprit au seuil de chaque entreprise, nous ferons plus sûrement ce que nous avons à faire.
XLI
C'est la marque d'un naturel débile que de s'attarder aux choses du corps, comme de passer trop de temps à prendre de l'exercice, à manger, à boire, à faire ses besoins, à copuler. Tout cela, il faut le faire comme en passant ; c'est sur notre jugement que nous devons porter toute notre attention.
XLIV
Il n'est pas logique de dire : « Je suis plus riche que toi, donc je vaux mieux que toi » ; « Je parle mieux que toi, donc je vaux mieux que toi. » Ce serait bien plus logique de dire : « Je suis plus riche que toi, donc ma fortune vaut mieux que la tienne » ; « Je parle mieux que toi, donc mon éloquence vaut mieux que la tienne. » Car tu n'es ni ta fortune ni ton éloquence.
XLV
Un tel se lave vite : ne dis pas qu'il se lave mal, mais qu'il se lave vite. Si un autre boit beaucoup de vin, ne le traite pas d'ivrogne, dis simplement qu'il boit beaucoup. En effet, qu'en sais-tu, avant d'avoir pesé leurs raisons ? De cette façon, tu éviteras, devant ce que tu te représentes d'un objet, de lui donner une autre représentation.
XLVIII
1.— Attitude et caractère de l'homme ordinaire : il n'attend rien, en bien ou en mal, de soi-même, et tout des circonstances extérieures. Attitude et caractère du philosophe : il attend tout, en bien comme en mal, de soi-même.
2.— Signes distinctifs de l'homme en progrès : il ne blâme personne, ne loue personne, ne reproche rien à personne, n'accuse personne ; il ne dit jamais rien qui tende à faire croire qu'il sait quelque chose ou qu'il est quelqu'un. En cas d'échec ou d'obstacle, il ne s'en prend qu'à soi-même. S'il reçoit des éloges, il rit en secret de celui qui les fait ; si on le critique, il ne cherche pas à se défendre. Il marche comme les malades, attentif à ne pas brusquer le membre en voie de guérison tant qu'il n'est pas cicatrisé.
3.— Tout désir lui vient de lui seul ; quant à l'aversion, il est entraîné à n'en éprouver que pour ce qui, tout en dépendant de nous, est contraire à la nature. Ses inclinations, quel qu'en soit l'objet, sont modérées. S'il passe pour stupide ou ignorant, il n'en a cure. En un mot, le seul ennemi qu'il ait à redouter, c'est lui- même.
L
Une fois que tu t'es fixé des buts, tu dois t'y tenir comme à des lois qu'on ne peut transgresser sans impiété. Et quoi que l'on dise de toi, n'y prête pas attention : cela ne te concerne plus.
LI
1.— Combien de temps encore vas-tu attendre pour t'estimer digne des plus grands biens, et cesser enfin d'enfreindre la règle qui doit déterminer ta vie ? Tu connais les principes qui doivent fonder ta réflexion ; c'est assez réfléchi ! Quel maître attends-tu, à présent, pour te décharger, sur lui, du soin de ton progrès moral ? Tu n'as plus quinze ans, tu es un homme mûr. Si désormais tu te montres négligent, si tu prends les choses à la légère, si tu continues à échafauder projet sur projet en reculant sans cesse le jour où tu devras enfin prendre soin de ta vie, tu ne feras aucun progrès, et, sans t'en rendre compte, tu finiras par vivre et mourir comme un homme ordinaire.
1.— Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non. De nous, dépendent la pensée, l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, tout ce en quoi c'est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pas nous qui agissons.
3.— Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t'est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ; tu en voudras aux hommes comme aux dieux ; mais si tu ne juges tien que ce qui l'est vraiment — et tout le reste étranger —, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t'en prendras à personne, n'accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n'auras pas d'ennemi puisqu'on ne t'obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.
III
Pour tout objet qui t'attire, te sert ou te plaît, représente-toi bien ce qu'il est, en commençant par les choses les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi : « J'aime un pot de terre. » S'il se casse, tu n'en feras pas une maladie. En serrant dans tes bras ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J'embrasse un être humain. » S'ils viennent à mourir, tu n'en seras pas autrement bouleversé.
VI
Ne te monte jamais la tête pour une chose où ton mérite n'est pas en cause. Passe encore que ton cheval se monte la tête en disant : « Je suis beau » ; mais que toi, tu sois fier de dire : « J'ai un beau cheval » ! Rends-toi compte que ce qui t'excite c'est le mérite de ton cheval ! Qu'est-ce qui est vraiment à toi ? L'usage que tu fais de tes représentations ; toutes les fois qu'il est conforme à la nature, tu peux être fier de toi : pour le coup, ce dont tu seras fier viendra vraiment de toi.
VIII
N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux.
IX
La maladie est une gêne pour le corps ; pas pour la liberté de choisir, à moins qu'on ne l'abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l'esprit en toute occasion : tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi.
X
Devant tout ce qui t'arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On t'insulte ? Trouve la patience. En t'exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations.
XI
Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l'as perdu ; dis : « Je l'ai rendu. » Ton enfant est mort ? Tu l'as rendu. Ta femme est morte ? Tu l'as rendue. « On m'a pris mon champ ! » Eh bien, ton champ aussi, tu l'as rendu. « Mais c'est un scélérat qui me l'a pris ! » Que t'importe le moyen dont s'est servi, pour le reprendre, celui qui te l'avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d'une chose qui ne t'appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge.
XIII
Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures ; n'essaie jamais d'avoir l'air instruit. Si certains ont bonne opinion de toi, méfie-toi. Tu dois savoir qu'il n'est pas facile de suivre ce qu'enjoint la nature en s'attachant aux objets extérieurs : si tu poursuis l'un de ces objectifs, il est inévitable que tu négliges l'autre.
XIV
1.— Si tu souhaites que tes enfants, ta femme et tes amis soient éternels, tu es un fou, car c'est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi en dépende ; que ce qui n'est pas à toi t'appartienne. De même, si tu veux un serviteur sans défauts, tu es stupide, puisque tu voudrais que la médiocrité soit autre chose que ce qu'elle est. Mais si tu veux atteindre l'objet de tes désirs, tu le peux. Exerce-toi à ce qui est en ton pouvoir.
XVII
Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu'a choisie le metteur en scène : courte, s'il l'a voulue courte, longue, s'il l'a voulue longue. S'il te fait jouer le rôle d'un mendiant, joue-le de ton mieux ; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d'État ou un simple particulier. Le choix du rôle est l'affaire d'un autre.
XIX
1.— Tu peux être invaincu, si jamais tu n'engages de lutte où la victoire ne dépende pas de toi.
XXV
1.— Pour un festin, un discours, un conseil, on t'a préféré quelqu'un d'autre. Si ce sont des biens, réjouis-toi qu'ils lui échoient. Si ce sont des maux, ne te plains pas d'y avoir échappé ! D'ailleurs, souviens-toi aussi que si tu n'en fais pas autant que d'autres pour obtenir ce qui ne dépend pas de nous, tu ne peux pas t'attendre aux mêmes résultats qu'eux.
XXVII
De même que la marque n'est pas là pour faire rater la cible, de même il n'y a pas de place pour le mal dans l'ordre universel.
XXIX
1.— Pour tout ce que tu entreprends, examine les tenants et aboutissants avant de passer à l'action. Sans cela, tu seras d'abord plein de zèle, parce que tu ne penseras à rien de ce qui va s'ensuivre, et puis, dès que surgiront les difficultés, tu abandonneras lâchement la partie.
3.— Pense à tout cela et après, si tu en as encore envie, entre dans la carrière. Sinon, tu ne seras qu'un gamin qui joue tantôt aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt aux sonneurs de trompette, tantôt aux acteurs de tragédie. Un jour tu seras athlète, un autre gladiateur, un autre rhéteur, un autre philosophe, mais jamais tu ne seras rien à fond. Comme un singe, tu imiteras tout ce que tu vois, et tu choisiras tantôt une chose, tantôt l'autre. Car tu ne te seras pas mis à la tâche après réflexion, en ayant fait le tour de la question, mais au petit bonheur, poussé par une éphémère envie.
XXXI
3.— Car la nature fait que tout être vivant cherche à éviter et à fuir les événements qui lui semblent nuisibles, ainsi que les causes qui les déterminent, tandis qu'il accueille avec gratitude les événements conformes à son intérêt avec ce qui les cause. Il est donc impossible, quand on se croit lésé, d'être bien disposé envers l'auteur de ce tort supposé, tout comme on ne saurait se réjouir du dommage lui-même.
XXXIII
1.— A partir d'aujourd'hui, décide d'un style, d'un genre de vie que tu garderas aussi bien seul que devant les autres.
9.— Si l'on te rapporte qu'un tel a dit du mal de toi, ne cherche pas à te défendre de ses accusations, mais réponds simplement : « Je vois qu'il ne connaissait pas tous mes défauts, sinon il en aurait dit bien davantage ! »
XXXIV
Quand il te vient l'envie d'un plaisir, comme pour les autres sortes de représentations, prends garde de ne pas céder à sa violence : laisse reposer la chose et accorde-toi un délai, songe à ces deux instants : celui où tu goûteras le plaisir et celui où, après y avoir goûté, tu en auras le regret et t'insulteras toi-même tout bas. Oppose à cela la joie que tu éprouveras et les louanges que tu t'adresseras, si tu t'abstiens. Si tu trouves opportun de passer à l'acte, fais attention de ne pas succomber à la douceur agréable et séduisante de la chose. Imagine, pour y résister, combien précieuse est la conscience d'avoir remporté cette victoire-là.
XXXV
Lorsque tu en arrives à la conclusion qu'il faut faire une chose, fais-la, et ne cherche pas à t'en cacher même si les gens risquent d'en penser du mal. Car ou bien tu as tort d'agir ainsi, et il ne fallait pas le faire, ou bien tu as raison, et tu n'as pas à craindre les reproches injustifiés.
XXXVII
Si tu te lances dans une entreprise qui dépasse tes forces, non seulement tu te conduis comme un idiot, mais tu négliges d'accomplir ce qui était dans tes possibilités.
XXXVIII
Tout comme tu fais attention, en te promenant, à ne pas marcher sur un clou et à ne pas te tordre la cheville, fais attention aussi à ne pas faire de mal à ce qui dirige ton âme. En gardant cette nécessité à l'esprit au seuil de chaque entreprise, nous ferons plus sûrement ce que nous avons à faire.
XLI
C'est la marque d'un naturel débile que de s'attarder aux choses du corps, comme de passer trop de temps à prendre de l'exercice, à manger, à boire, à faire ses besoins, à copuler. Tout cela, il faut le faire comme en passant ; c'est sur notre jugement que nous devons porter toute notre attention.
XLIV
Il n'est pas logique de dire : « Je suis plus riche que toi, donc je vaux mieux que toi » ; « Je parle mieux que toi, donc je vaux mieux que toi. » Ce serait bien plus logique de dire : « Je suis plus riche que toi, donc ma fortune vaut mieux que la tienne » ; « Je parle mieux que toi, donc mon éloquence vaut mieux que la tienne. » Car tu n'es ni ta fortune ni ton éloquence.
XLV
Un tel se lave vite : ne dis pas qu'il se lave mal, mais qu'il se lave vite. Si un autre boit beaucoup de vin, ne le traite pas d'ivrogne, dis simplement qu'il boit beaucoup. En effet, qu'en sais-tu, avant d'avoir pesé leurs raisons ? De cette façon, tu éviteras, devant ce que tu te représentes d'un objet, de lui donner une autre représentation.
XLVIII
1.— Attitude et caractère de l'homme ordinaire : il n'attend rien, en bien ou en mal, de soi-même, et tout des circonstances extérieures. Attitude et caractère du philosophe : il attend tout, en bien comme en mal, de soi-même.
2.— Signes distinctifs de l'homme en progrès : il ne blâme personne, ne loue personne, ne reproche rien à personne, n'accuse personne ; il ne dit jamais rien qui tende à faire croire qu'il sait quelque chose ou qu'il est quelqu'un. En cas d'échec ou d'obstacle, il ne s'en prend qu'à soi-même. S'il reçoit des éloges, il rit en secret de celui qui les fait ; si on le critique, il ne cherche pas à se défendre. Il marche comme les malades, attentif à ne pas brusquer le membre en voie de guérison tant qu'il n'est pas cicatrisé.
3.— Tout désir lui vient de lui seul ; quant à l'aversion, il est entraîné à n'en éprouver que pour ce qui, tout en dépendant de nous, est contraire à la nature. Ses inclinations, quel qu'en soit l'objet, sont modérées. S'il passe pour stupide ou ignorant, il n'en a cure. En un mot, le seul ennemi qu'il ait à redouter, c'est lui- même.
L
Une fois que tu t'es fixé des buts, tu dois t'y tenir comme à des lois qu'on ne peut transgresser sans impiété. Et quoi que l'on dise de toi, n'y prête pas attention : cela ne te concerne plus.
LI
1.— Combien de temps encore vas-tu attendre pour t'estimer digne des plus grands biens, et cesser enfin d'enfreindre la règle qui doit déterminer ta vie ? Tu connais les principes qui doivent fonder ta réflexion ; c'est assez réfléchi ! Quel maître attends-tu, à présent, pour te décharger, sur lui, du soin de ton progrès moral ? Tu n'as plus quinze ans, tu es un homme mûr. Si désormais tu te montres négligent, si tu prends les choses à la légère, si tu continues à échafauder projet sur projet en reculant sans cesse le jour où tu devras enfin prendre soin de ta vie, tu ne feras aucun progrès, et, sans t'en rendre compte, tu finiras par vivre et mourir comme un homme ordinaire.